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Les peaux du crapaud

par Jane Hervé

Gagalone II se dandinait à l’emporte-pièce, ce qui n’avait rien d’évident ! Ce crapaud, verruqueux de forte taille, avait le ventre bombé propre à tous les goinfres du vaste royaume de Perros-Guillerette. Sa couronne, chancelante dès l’aube, le révélait abonné aux copieux chouchenns servis lors de fest-noz quotidiennes. Ici on fêtait le samedi, puis le dimanche, puis le lundi, puis le mardi, puis le mercredi, puis… Il avait même inventé une festivité pour le mot « puis », quand il ne trouvait rien d’autre à fêter. Un tel règne de beuverie durable sur la richissime station royale d’épuration – Business Epuration Notre-Dame-Sans-Landes bradant aux enchères toutes ses eaux usées – avait troublé sa vie maritale.

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Son épouse Gigatine, lassée par les accouchements royaux à répétition, fréquentait de plus en plus souvent le site rival de Notre-Dame-Avec-Landes. La crapaude n’y faisait pourtant aucune prière à la sainte locale. Elle cherchait plutôt à mettre en place un planning familial : « 33 crapautins par portée, c’est trop pour une seule reine ! » Au premier rang des manifestant(e)s anti-aéroport, elle avait découvert la perle des perles : Victor était un crapaud pur breton (comme d’autres le sont pur beurre). Il avait du muscle de toute part et de la puissance dans la révolte. Sa banderole féministo-écolo, brandie contre l’aéroport suspect, en surprenait plus d’un et d’une : « Femmes et eaux, même combat ». Gigatine intriguée sollicita quelques explications. Victor prolixe les donna sur-le-champ :

– L’eau est aux humains, ce que le lait maternel est aux bébés, une source de vie. Or c’est la femme qui le fournit. D’ailleurs, elle perd les eaux avant la naissance, parce qu’elle les gagne en lait de mamelles juste après. D’ailleurs, tous les siècles et tous les pays ont fait des femmes des déesses de l’eau. Des nounous universelles ! D’ailleurs, la vérité qui sort du puits a un corps de demoiselle. D’ailleurs….»

La rigueur du raisonnement laissait certes à désirer… Pour cette raison, le désir de la reine Gigatine naquit. Elle compara les mâles. L’ardent défenseur des pâturages et marécages bretons où les eaux n’étaient pas totalement usées – alias Victor – n’avait rien à voir avec le recycleur d’eaux pourries revendues aux pays en voie de développement – alias Gagalone II… Elle choisit sans hésiter l’amant à la banderole, militant et végétarien. Victor la convertit au respect de la nature étendu aux excréments tous azimuts, lesquels étaient recyclés sous forme d’engrais à salade. Dès lors, Gigatine prépara de la salade à chaque repas du roi, tout en songeant à son bien-aimé Victor. Or Gagalone, qui détestait la laitue, maigrissait à vue d’œil. « Gigatine veut ma peau de crapaud ». Un empoisonnement à petit feu. Tel fut le motif de séparation entre le roi Gagalone II et sa faiseuse de salades. Le divorce salvateur eut lieu en plein mois d’août. Gigatine l’appela carrément : « le mois d’ouf » !

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Gagalone II, confronté à lui-même, sortait de ce mariage affublé des rejetons Fils-Tule et Fils-Celle. Gigatine ne pouvait les supporter, tant ils ressemblaient à leur abruti de père. Le royal divorcé, contraint et forcé, partit immédiatement en quête d’une épouse toute neuve. Le cahier des charges était clair – bonne cuisinière avec sex-appeal, aimant les moustiques –, avant d’accéder au trône suprême de l’auguste station d’épuration. Il confia sa demande au site Internet Mystic Love. Il vanta son territoire rhizoméré, dans le style delta du Mékong avec bambous par ci et par là et nénuphars scatologiques et tricolores en prime.

La sélection sur photo lui fit jeter son dévolu sur la belle Proctozoaire. La dame crapaude, au physique intermédiaire entre Irène Papas et Vanessa Paradis, était affublée d’une moue que Brigitte Bardot n’aurait pas dédaignée. Elle vivait à Guillos-Perrette dans la république rivale de Perros-Guillerette : rivale comme Trouville l’est à Deauville, Dinard à Dinan, Buda à Pest, Shirley à Dino et Dino à Saure.

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Gagalone II invita sa future belle à un thé parfumé à la mouche tsé-tsé. Cette boisson, produit dérivé en promotion sur le site de rencontres, était censé favoriser la première rencontre. Un après-midi de printemps, Proctozoaire agita avec insistance la clochette de la porte d’entrée. « Bling-Dling-Kling ». Les jumeaux, réveillés dans leur hamac sous palmier parasol, émergèrent d’une longue sieste. La visiteuse entra, avec l’assurance invincible de la femme très attendue.

« Diantre, t’as vu ?, hurla le dur Fils-Tule en bondissant sur ses pattes fébriles.

– Diantre, j’ai vu », répliqua le doux Fils-Celle en étirant son beau poitrail.

Leurs quatre yeux batraciens, par nature exorbités, rebondirent d’attention au bout des paupières, leur assurant un look d’escargot :

« Ca alors ! », lancèrent-ils unanimement.

Ainsi, Papa Gagalone draguait en catimini pour remplacer leur Mama exécrée.

« C’est plus de son âge, pesta le méchant Fils-Tule aux biceps tremblants.

– C’est plutôt du nôtre », répliqua le gentil Fils-Celle aux cuisses légères à la Noureev.

Nul doute. L’évidence était partagée. La Madone à peine sur le retour venait en visite pour eux, rien que pour eux … Eux deux, les crapautins émérites de la seconde génération de dragueurs-épurateurs. Dans le regard qu’ils se jetèrent, gisait le même désir de femelle couplé de la même rivalité. Ils avaient reconnu « Procto », la blonde vedette du feuilleton Santa Hysterica ? N’était-elle pas la femme la plus célèbre du royaume voisin ?

« Elle est pour moi, clama Fils-Tule en hurlant des biceps.

– Elle ne l’est pas nécessairement », susurra le gracieux Fils-Celle en soupirant des mollets.

Le vilain Fils-Tule irrité testa son pied droit dans le joli croupion de Fils-Celle, lequel tomba tête la première dans le bac de dégraissage. Il en sortit, déguisé en Namibien bronzé après une utilisation poussée d’UVA.

*

À cet instant, la belle Procto sortit du salon du royal paternel. Sourire en étendard, elle avait l’allure conquérante de celle qui a tout conquis. Elle brandissait sa tasse de thé en roucoulant des hanches. Elle aperçut l’étonnant nageur :

« Ciel, quel beau mâle !, s’exclama-t-elle éblouie. Ce crapaud arrive en direct d’Afrique du Sud. C’est le vrai descendant de Lucie et de Toumaï, de ces crapauds préhistoriques descendant eux-mêmes de leurs ancêtres de 250 000 ans…du premier crapaud et de la première crapaude ayant respiré sur la planète. »

Le méchant Fils-Tule, vexé par l’admiration intempestive, plongea sur-le-champ dans le même bac. Il en ressortit aussi marronneux que son jumeau. Procto ne savait plus où donner du cœur. Deux Africains à Perros-Guillerette…L’intercommunalité de commune allait décréter l’invasion de migrants illégaux.

Mais Procto n’était pas aussi sotte que le site Mystic Love le laissait supposer. Cette fervente partisane du mariage pour tous, émue par leur double jeunesse, décida d’épouser ensemble les jumeaux gigolos. Elle secoua sa perruque blonde, sous laquelle elle rangeait des dollars convaincants. Ils s’envolèrent. En les ramassant, Fils-Tule et Fils-Celle hurlaient de joie. Ils seraient les maîtres du monde. Enfin. Ils maculèrent les billets du président Washington d’une boue brunâtre odorante.

*

Le papa-patriarche Gagalone, attiré par les cris des fistons, parut sur la terrasse. Ce prédateur sur le retour jaugea sa situation néo-maritale pré-désespérée :

« Mes fils aussi veulent ma peau… Que faire ? Entamer un lifting au Val Fourré, à Saint-Denis, à Montfermeil, à Clichy sous-bois? Faire un régime amincissant en avalant les chapitres du Mont-Saint-Os ou du Saigne-les-laids? »

Incapable de choisir entre lifting et régime minceur (tel l’âne de Buridan), le divorcé Gagalone imita ses fistons… Il se jeta dans la baignoire d’épuration. C’était son choix !

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Tels fils, donc tel père. Tel était le nouveau modèle familial de notre XXIIIe siècle ! L’innovante station de Perros-Guillerette le lançait. Après tout, Freud le Viennois ne savait rien des mœurs bretonnes. Procto, désormais surnommée « Madame Freudine » dans toute la région, avait compris la révolution des générations. Cette matrone d’avant-garde ouvrit un cabinet de psychanalyste – une entrée route Notre-Dame-Avec-Landes et une autre route Notre-Dame-Sans-Landes. Elle y accueillait ses nombreux patients, la perruque en bas. Un succès ! Elle prépara un essai. Le titre était un peu long : Après les filles-mères, nous entrons dans l’ère des fils-pères. Mais comment le couper ? Elle n’était pas castratrice !

Nul doute. Aujourd’hui les pères faisaient tout pour ressembler à leur fils : hâle d’enfer pour un rajeunissement magistral, look botoxal du pénis, musculation des fesses au Slenderstone et même dentier numérique avec enregistrements You-Tube-Entubé. Cette inversion des rôles anticipait pourtant des lendemains qui déchantaient… Les arrières-petits-petits-petits-fils de ces néo-pères allaient influencer – certes sous forme de pré-spermatozoïdes – leurs arrières-arrières-arrières néo-grands-pères agonisants. Question cruciale : comment ces fistons apprendraient-ils à lire ?

*

Aye ! J’ai mal à la tête et à ma génération.

 

 

Ce texte est sous la responsabilité de son auteur et peut contenir des contenus décalés, pas en lien direct avec la programmation du festival.

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