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La punaise niaise

par Jane Hervé

Lulu la punaise clopinait en remontant l’écorce du bouleau, dans la banlieue de Troulesbosses. Ses papattes à la finesse fébrile s’agitaient sous les ailettes vert fluo, plissées avec une élégance Miyaké. L’une d’elles souffrait pourtant d’un hallus valgus qui avait déformé l’extrémité. Clop, clop, cloque, clop, clop, clop. Trouvez l’erreur…

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Le chirurgien consulté, un frelon de grande envergure, exécrait les punaises sous prétexte que l’une d’elles se vautrait impunément dans les ressorts de son matelas. L’année précédente, il avait donc reséqué l’oignon de Lulu du côté où il n’était pas ! La punaise de son lit – cousine urbaine de Lulu – avait proliféré dans le sommier et aggravé son irritation. En conséquence, il refusa toute rectification à la souffreteuse opérée. Depuis la pénible intervention, cette dernière avait bandé l’extrémité défaillante. Le bandage, ficelé autour de la patte avant gauche, grossissait de douleur en douleur. Demoiselle Lulu eut vite l’impression de trimballer une momie au pied. Elle boitilla avec plus d’assurance. La corne épaisse, installée à demeure, nécessita quelques bandes supplémentaires. Bref, la protection était au maximum. Au fil des mois, de mini-panaris émaillèrent de rouge le bout de certains doigts de patte. “Des nez de clown !”, se moquait Lulu en faisant un pied de nez aux divinités jumelles Hallus et Valgus. Escalader le bouleau devint un boulot de chasseur alpin !

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Au début, Lulu souffrait en silence. Des radios prises sous différents angles – celui de l’aigle, du ver de terre et à hauteur d’homme – confirmèrent la présence d’un bout de métal suspect, d’autant plus inutile que l’opération avait été faite sur le mauvais pied. Le chirurgien frelon frelaté avait oublié une vis. Elle dépassait de 0,07 millimètre, pénétrant la chair à chaque pas :

“C’est rien. Zéro zéro sept millimètre n’empêchera pas la terre de tourner”, commenta-t-il.

L’aggravation de l’état de l’opérée le vengeait de l’invasion punaisée de son lit, désormais impossible à circonscrire. Lulu, petite punaise enniaisée, écarta toute nouvelle intervention sans conviction. Elle était une patiente patiente.

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Son cousin Chidanledo, une punaise rouge fort dodue, lui rendait régulièrement visite. Cet avocat bavard, au rostre perforant très performant, fréquentait en vrac tout porteur de robe longue/courte (juge, religieuse, prostituée, djihadiste ou top model). Un homme habile ! Ce glosseur avait une grande expérience en matière de santé. Il assurait depuis longtemps la défense de tous les malfaiteurs en blouse blanche : chirurgiens, médecins, laboratins, experts, quoiqu’ils fissent. Son fond de commerce allait des implants mammaires de recyclage, aux cosmétiques enroulés dans le paraben, en passant par les prothèses de hanche qui pétaient, les dentiers qui se fendaient, et même les plastiques et textiles aux couleurs délicieusement cancérigènes. La panoplie, quoi ! Les clients à défendre se multipliaient et se diversifiaient ces dernières décennies. Au demeurant, il avait entamé sa carrière auprès de son propre père, lequel avait défendu jadis les fabricants des premières sardines espagnoles trempées dans l’huile de vidange. Cette expérience pédagogique d’exception avait initié fiston à la défense de l’indéfendable.

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Chidanledo Fils avait intégré à son porte-feuilles d’arnaqueurs le fabricant du célèbre remède Terminakord. Avec ce nom prédestiné, le produit avait terminé la vie de 2300 sclérosés en plaques diabétiques et de 303 non diabétiques (mais plutôt cancéreux ou cardiaques). Il avait d’évidence l’avenir devant lui. Chaque fiole de Terminakord du laboratoire était bradé – avec sourire commer-chial en prime – par des représentants pharmaceutiques rémunérés au rendement. Tous étaient protégés par les expertises verreuses de scientifiques, payés en vacances 7 étoiles 7 mois par an dans un des 7 paradis tahitiens. Cette défense achevait sa notoriété lyrique (il plaidait en grégorien) et préparait sa fortune définitive. En bref, il se souciait autant de l’éthique que du moribond.

Son laboratoire “L’épervier” proliférait en chiffres d’affaires et succursales. Il en possédait quatre où étaient ouverts des labos secondaires : dans les îles Caïman, Alligator, Gavial et… dans la grande Terminakord. Le nom donné au dernier remède, lequel assurait la disparition du patient en deux-trois ans, transmettait la gloire planétaire à ce bout de terre inconnu du Pacifique. Là, le personnel assurait même un service funèbre adapté aux moribonds : la punaise cancer du foie recevait une gourmette en foie de morue, la punaise crise cardiaque bénéficiait d’un bague en coeur d’artichaut, la punaise cancer du nez assistait à une représentation de Cyrano de Bergerac. Une armada d’avocats – gérée par Cousin Chidanledo – préparaient les punaises les plus réticentes à un enterrement magnifique : tout le monde – dont elles ! – s’en souviendrait.

Le notaire insulaire, des plus efficaces, avait un formulaire de donation prêt à toute signature : donation, cession, acquisition à titre gratuit. Grâce à cet allié, Chidanledo fils avait obtenu une résidence à Saint Jean Cap Ferratcheval, un immeuble de rapport à Bordeaux, un pied de tour Eiffel et le moulin de la Galette, certes sans les ailes qu’un héritier tenace avait refusé de céder. L’avocat avait suggéré de doubler la dose du remède adéquat à l’attention du bénéficiaire réticent. Il suffisait d’être patient ! Il l’était. Seulement voila : ayant tout obtenu, le cousin ne rêvait plus que d’impossible : mener une vie hors norme, être un pauvre dans sa cabane, la seule vie qu’il n’ait jamais connue. Ce parvenu trop riche de l’empire “L’Epervier” voulait revenir à la vie sauvage. Fini l’immeuble bordelais, finies les résidences à Gstaat, fini le fini. La cabane de Lulu, misérable et désirable, convenait à ce retour à la nature, près d’un lac. Il venait de terminer l’ouvrage que Thoreau – Walden – consacrant à la vie dans les bois.

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Excité par la défense experte des pires truands qu’ait connus la Santé publique et privée, l’avocat paradait à chaque repas en famille.

“Cousine Lulu, il faut défendre ton pied bandé, lui redonner sa fierté, le rehabiliter, insistait-il mois après mois. Il y va de son honneur. De ton honneur. De l’honneur familial Chidanledo. Fais un procès à ce chirurgien malveillant !”

Après une pause, il ajouta :

“En plus un frelon raciste anti-punaise…”

En tenant ce propos, l’avocat tortueux imaginait goulument les arguments de la partie adverse, ce chirurgien qui charcutait la chair avec l’âme d’un quincaillier. Les contrer serait un jeu d’enfant.

“Paris, c’est pas Miami…”, résista la modeste Lulu.

Elle consulta son pied, désormais bandé en momie obèse. Fallait-il venger ses arpions ? Exigeaient-ils que justice leur soit rendue ? La dernière bandelette s’était défaite, s’accrochait à l’écorce et devenait plus embarrassante. En retournant à sa cabane, elle chuta et se foula la patte médiane gauche. Elle placa une genouillère sur la rotule. L’incident força sa décision :

“Procès, gémit-elle en reficelant son genou.

– Je t’avance les frais”, susurra Chidanledo.

Lulu tressa un hamac de repos avec ses bandelettes. Elle appréçiait d’autant cette paresse de sauvageonne qu’elle aperçut la cime du Mont Blanc. Un signe favorable.

*

Le brillant avocat des assassins en blouse blanche glissa dans le dossier une procuration à son nom. Il organisa la défense de Lulu de facon classique, la développant selon les notes sublimes du Magnificat. Mutilation par opération interposée, dégradation volontaire du corps, invalidité permanente empêchant de se hisser sur les plus hautes branches… Autant d’états qu’il connaissait par coeur pour les avoir contrés lors des procès des malades exterminés – ou en voie de l’être – par Terminakord. Malin, il ajouta l’accusation de recyclage de ferraille récupérée dans un placard de l’hôpital : une vis en platine irridié volée au service public et muée en bien particulier à l’insu de la nouvelle propriétaire, la dite Lulu.

Le notaire fit miroiter à la demoiselle à élytre la fortune qu’elle allait acquérir. Elle se demanda ce qu’elle en ferait : installer des toilettes sèches ou la géothermie dans son cabanon, aller au concert de Johnnyny ou de Stromamaé. Elle signa. Le procès eut lieu. Il fit la Une de tous les journaux télévisés. L’avocat brilla de tous ses feux, capta toutes les caméras quelle que soit la chaîne. Ce fut une réussite exceptionnelle : non seulement le cousin obtint la condamnation du chirurgien défaillant, mais aussi celle la punaise un peu niaise accusée… de recel de métal précieux.

*

C’est ainsi que l’avocat finit sa vie perché en accrobranches, au milieu du bois de bouleaux de Troulesbosses, dans le bonheur absolu de la pauvreté enfin retrouvée. Il entama le deuxième tome du journal de Thoreau, paru aux éditions Finitude, tout en baillant.

Lulu, elle, avait ouvert un étal au Marché aux Punaises. Elle y avait d’abord revendu sa jolie vis en platine irridié, puis avait fait fortune en racontant sa vie a une journaliste de passage. Moi.

 

 

 

Ce texte est sous la responsabilité de son auteur et peut contenir des contenus décalés, pas en lien direct avec la programmation du festival.

 

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