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La libellule dans sa bulle

par Jane Hervé

À Guillaume D. qui m’offrit jadis une libellule bleue

Cymbelina la libellule s’était installée sous les rayons de lune, cette nuit-là pleine. La jouvencelle, à la grâce exquise, portait une jupe étroite d’un bleu subtilement argenté. Elle papillonna des ailes, ouvertes et repliées subitement, mues comme par inadvertance. Elle se figea ensuite sur le rocher en attente dont ne sait trop quoi, mais… ses grands yeux à facettes dardaient l’eau stagnante du marécage. Mouches, alevins et araignées d’eau y circulaient dans la plus totale inconscience. Cymbelina dodelina de la tête, comme si elle rêvassait. Soudain, elle se jeta sur un têtard, l’enserra de ses mandibules, puis le mastiqua vivement. Après avoir fini de grignoter, elle se frotta les babines. L’air de rien, souriante, mais néanmoins carnivore.

*

La finesse de son ventre, même repu, lui évitait les hantises des jeunettes des années 30 – 2030, bien sûr –, s’imaginant toutes en top model… Pas besoin de serrer sa ceinture pour défiler sur un podium de mode. Pas d’obsession du mythique thigh gap*, nécessaire au bon look sur le fameux book ! Le pliage magique de son abdomen remplaçait tout ! De fait, Cymbelina n’avait pas envie de marcher en robot abruti, le regard peinturluré et figé sur le néant. Ses yeux verts, ronds et démesurés, lui assuraient une naturelle innocence.

« Ces filles, ces mannequins, ces… ont l’air de rescapées des grandes famines, tout ça pour porter des fringues KristiLaKroaKroa ? », songea-t-elle en bonne écolo en puissance. Bon, il leur suffit d’attendre un siècle. La faim sera la même pour tous. Même les hippopotames ressembleront à des libellules !

Bref, elle n’était pas dans les normes street look californien. Qui était-elle ?

*

Abdomen rempli, Cymbelina frétillait. Elle inventa à voix haute un monde écologiquement nouveau, une avant-garde environnementale à son niveau :

« Avec mes ailes, on fera des éoliennes ! »

Douze autres copines de la mare, toute chasseuses** nocturnes, applaudirent :

« On se trémoussera avec toi, Cymbelina, dit l’une.

– On gigotera ensemble pour une gavotte contre Fessenheim, ajouta l’autre.

– On a tellement d’ailes, ajouta l’une.

– Vibrantes comme à Notre-Dame-des-Landes, précisa l’autre.

– On s’appellera les Z’ailées !, déclama l’une.

– Les Treize Ailées ! », conclua l’autre.

Après ce dialogue à 13 (dont 6 muettes), les demoiselles Zélées reprirent leur activité de survie alimentaire. Elle était entrecoupée de frémissement d’ailes et d’envols brusques – façon hélico – vers un nouveau plat du jour. Une araignée du terroir ! Bien dodue…

*

Oui, mais Cymbelina était née turque, une vraie Turque allaturqua : l’une de ces immigrée de l’intérieur, d’abord poussée par la vague de désespoir des paysans d’Anatolie vers les banlieues d’Istanbul, avant de passer vers l’Allemagne, puis vers la France. Elle s’était arrêtée dans ce dernier pays. Être bleue et turque, drôle d’identité pour une libellule ! Elle aurait pu être rose et japonaise, verte et congolaise, turquoise et chinoise. L’immigrée n’avait pas vraiment oublié les libellules de son pays d’origine. Une Turquie habitée par des Turcs. Aye ! Appartenir à une nation de gens qui ont une « tête de Turc », qui sont « forts comme un Turc », qui « fument comme des Turcs », qui de surcroît « bandent comme un Turc « (plutôt qu’un âne, un taureau ou un cardinal) n’était pas la moindre responsabilité. Échapper aux étiquettes idiotes était une définition en soi. D’autant que de sa mare d’accueil, Cymbelina suivait présentement les périples identitaires de la planète désemparée. Être Turque sans se sentir turque n’était pas un moindre défi. Elle n’était pas forte, ne fumait pas et même ne bandait pas…appréciant seulement l’activisme et les torsions sexuelles de certains compatriotes.

*

Cymbelina la libellule vivait dans la bulle de ses pensées. Une Foucault women, une Derrida lady, une Miss Bourdieu, bref une… penseuse. Cet état d’esprit expliquait son allure perpétuellement décalée, même et surtout parmi la faune locale. À l’aube sur le rocher au milieu des landes, elle consulta une page du Traité de la tolérance à l’adresse des Chrétiens : « Je vais plus loin : je vous dis qu’il faut regarder tous les hommes comme nos frères. Quoi ! Mon frère le Turc ? Mon frère le Chinois ? Le Juif ? Le Siamois ? Oui, sans doute ; ne sommes-nous pas tous enfants du même père et créature du même Dieu. » Elle ajouta en marge ses propres commentaires :

  1. que les « frères» pouvaient être des sœurs, sans que Voltaire n’ait à récriminer ;
  2. que le philosophe aux bonnes intentions « universelles » avait la rigueur baladeuse : certes « le Turc, le Chinois et le Siamois » de religions diverses habitaient un pays respectif, mais « le Juif » relevait d’une religion à cette époque sans territoire. Il y avait donc à l’époque des « frères » S.D.F… Des nomades. On dirait des Roms aujourd’hui.

Mais aussi… la penseuse estima :

  1. que ce nationalisme religionaliste lui déplaisait. Enlever de la citation le « père » et le « Dieu » – des concepts mâles – rétablirait déjà l’égalité entre les libellules. Au mieux, Voltaire aurait dû écrire pour plus de pertinence : « ces enfants du même père et de la même mère ».
  2. que son identité d’immigrée n’existait que par rapport à celle des autres libellules régionales, nationales, planétaires, and so on. « D’ailleurs, nous sommes tous des immigré(e)s sur cette foutue planète Terre », hurla-t-elle à midi. Les Zélées de sa bande la félicitèrent, d’abord sans comprendre, puis en comprenant. Cymbelina continua à dérouler sa pensée, laquelle pouvait paraître délirante sans l’être vraiment : « Nous avons tous immigré de l’océan originel pour grimper sur la terre ferme, puis immigré d’un continent vers l’autre ». Elle entama le récit des origines darwiniennes de Lucie, Toumaï et de leur nouvel ancêtre d’Afrique du Sud**.
  3. Que, finalement, il valait mieux se passer d’identité.

Les Treize Zélées applaudirent à tout rompre, dont leurs ailes.

*

Cymbelina aurait aimé écrire ces commentaires à Voltaire, sur une enveloppe d’art postal peinte par MichelJuJulliard. Mais les factrices d’aujourd’hui ne délivraient pas encore le courrier à des destinataires ayant vécu lors des siècles précédents. À inventer donc. En attendant, la belle libellule chaussa ses lunettes et reprit la lecture de ce traité des tolérants. Elle la calma, tout en la désespérant. Ce petit globe, qui n’est qu’un point, roule dans l’espace, ainsi que tant d’autres globes; nous sommes perdus dans cette immensité. L’homme, haut d’environ cinq pieds, est assurément peu de chose dans la création. Un de ces êtres imperceptibles dit à quelques-uns de ses voisins, dans l’Arabie ou dans la Cafrerie : « Écoutez-moi (…) : il y a neuf cents millions de petites fourmis comme nous sur la terre, mais il n’y a que ma fourmilière qui soit chère à Dieu ; toutes les autres lui sont en horreur de toute éternité; elle sera seule heureuse, et toutes les autres seront éternellement infortunées. »

Il suffisait premièrement de mettre des ailes aux petites fourmis des mini-fourmilières, de les muer en fourmibellules pour constater qu’on était passé aujourd’hui à 6 milliards d’insectes ! Il suffisait que les bêbêtes se tournent vers Rome ou La Mecque ou Jérusalem, pour saisir leur chaos généralisé du monde. Les autres libellules de Pékin à Acapulco, de Moscou à Johannesbourg étaient en droit de revendiquer la même chose, bref le même tournis. 6 milliards de revendications, c’est-à-dire de mécontents.

*

Cymbelina décréta qu’elle n’était rien, qu’elle était provisoire et dérisoire, qu’elle n’avait droit à rien. Ce n’était pas drôle d’avoir une identité sans passeport, sans nom, sans adresse, sans… Elle se tourna vers les étoiles, vers le soleil, vers la lune, se retourna vers l’eau d’où elle venait. Être une libellule dans l’absolu, dans la beauté affamée de l’instant.

*

« Tiens, un moustique qui traîne sur la mare », constata-t-elle soudain pragmatique.

La belle se jeta sur lui. Miam, miam. Tandis qu’elle le mastiquait énergiquement, elle brancha France-Info. Tiens, les hommes passaient à l’heure d’été, s’agitant et perturbant son lever. Une manie idiote. Elle se sentit déconcertée. Posée sur le rocher gris, légèrement au-dessus de l’eau stagnante, elle s’ébroua des ailes, laissant surgir encore un nouveau souffle d’étoiles.

*

L’institutrice, qui terminait ce conte ailé, prit soudain la parole d’un ton docte :

« Vous l’avez compris, chers enfants, Cymbelina la libellule n’est pas réfugiée dans sa bulle. À vos crayons, mes chéris. Racontez à votre tour, l’histoire de votre libellule à vous, (Elle insista) votre libellule personnelle.

Guillaume se pencha sur sa feuille de papier. Il écrivit un récit très proche de ce conte-là, mais aussi très loin. Le battement des ailes de sa libellule engendra une tornade dans sa pensée ! Il la fredonna alors sur un violon.

 

*Thigh gap, écartement inter-cuisses apprécié lors des défilés de mode d’anorexiques.

**L’Homo naledi, récemment découvert en Afrique du Sud, a un cerveau de 560 cm3.

 

 

 

Ce texte humoristique est sous la responsabilité de son auteur. Il peut contenir des contenus décalés, lesquels ne sont pas en lien direct avec la programmation du festival.

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