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Main basse sur nos forêts

Gaspard d’Allens

Seuil, Reporterre, 2019

La mise au pas de la nature et de la société, dans le rythme effréné de la surexploitation et au son des sirènes du neolibéralisme, s’étend insidieusement à tous les espaces – géographiques et sociaux. Les livres qui révèlent ce processus et ses conséquences concernant le monde rural sont de plus en plus nombreux : on assiste depuis quelques années à la floraison de recherches et d’enquêtes. Mais celles qui concernent l’industrialisation des forêts sont plus récentes : ce décalage s’explique en partie par la résistance que ce milieu, et ceux qui le font, ont longtemps opposé au logiques productivistes. Or désormais la lutte est rude, et quand elle échoue, les conséquences sont dramatiques : « Comme l’agriculture intensive, la sylviculture industrielle a des conséquences environnementales préoccupantes dont on commence à peine à prendre conscience. Son triptyque – plantation de résineux, monoculture et coupe rase – provoque à chaque étape des dégradations qui s’accumulent et font système, jusqu’à créer un désert biologique. » Et ceci s’accompagne d’une désertification de la profession : on compte 100 entrepreneurs de travaux forestiers en moins chaque année.

Gaspard d’Allens est un de ces enquêteurs : il a fait un tour des forêts de France, après avoir fait un tour de la documentation disponible. Il a croisé des analyses historiques avec des chiffres de rapports, des témoignages avec ses propres observations. Le résultat est clair : destruction des vies humaines, dans leurs dimensions culturelles et physiologiques, destruction des vies végétales – les interactions entre ces deux formes de vie empirant la rapidité et la profondeur des pertes.

On trouve dans Main basse sur nos forêts quantité de chiffres édifiants sur l’avancée du capitalisme de projets, qui empiète toujours un peu plus sur les espaces forestiers, sous prétexte de plans de « développement » : les données trop souvent manipulées de l’emploi et de la productivité sont efficacement décortiquées. Mythes du bilan carbone, des « énergies vertes », des mesures de compensations : autant d’écrans opaques et cyniques pour cacher une forêt qui part en fumée. « À l’origine une première loi avait été adoptée en 1976. Elle instaure un triptyque : éviter, réduire, compenser, qui oblique chaque maître d’œuvre à suivre cette séquence : d’abord réfléchir à un plan B, limiter au maximum les impacts, et à défaut compenser les nuisances. Peu à peu le troisième point a pris de plus en plus d’importance. La compensation a le mérite d’être traduisible dans le langage de l’économie ». Sauf que, « La nature n’est pas déménageable. » Sans dévoiler ici la richesse du livre, on peut dire que l’un des mérites de cet essai est de nous donner des prises très concrètes sur ce que l’on dénonce parfois de manière bien plus théorique : les noms des principaux responsables sont affichés… Et la logique implacable dévoilée : « “Repeuplement forestier, amélioration de la desserte et de l’accès aux différents massifs, financement de l’innovation”, l’argent issu de la compensation sert à l’industrialisation de l’économie du bois. La destruction de la biodiversité finance d’une autre manière la destruction de la biodiversité. »

Gaspard d’Allens aborde les forêts à travers le prisme des usages : ainsi, il valorise des pratiques, des savoir-faire, des histoires que le mode de gestion capitaliste a voulu supprimer, faire taire. Loin de militer pour la défense de lieux qui seraient à préserver sans y toucher, il se fait le rapporteur de façons de bénéficier de la forêt tout en lui rendant service. Il rapporte les témoignages de personnes qui luttent pour maintenir des métiers respectueux du bois. L’objectif principal est la réappropriation d’une richesse, qui ne pourra que s’appauvrir si on la laisse à la gestion industrielle. « La forêt elle est à qui ? Elle est à nous ! » a-t-il souvent entendu… Ce qui pose la question, quand même, de la propriété, d’une logique très humaine de possession, qui rejoue la distinction entre les humains et leur environnement. Nul doute que Gaspard d’Allens y a pensé, et qu’il pourra nous en dire plus à ce sujet lors du festival, puisqu’il nous fera le plaisir de participer à une table ronde !

Main basse sur nos forêts, Gaspard d’Allens, Seuil, 2019

C.T.

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