Jeanne Burgart Goutal
L’Échappée, 2020
Quand on s’intéresse à l’écoféminisme, on a vite fait de se perdre sur les différents sentiers qui ont été empruntés, pas toujours bien défrichés, et de se laisser entraîner par des courants parfois franchement contraires.
Pas de panique, nous rassure Jeanne Burgart Goutal, qui est aussi passée par là : si l’on ne sait où donner de la tête (et du corps !) c’est pour deux raisons principales, qui sont aussi les deux atouts majeurs de l’écoféminisme.
D’abord – et c’est en tant que philosophe qu’elle en arrive à ce constat – vouloir dresser une cartographie des différents « courants » de l’écoféminisme est une démarche (une « épistémologie ») qui ne se prête pas à ce thème (à cet « objet »). Les espaces et les temporalités, c’est-à-dire les contextes dans lesquels ont émergé des pratiques et des théories que l’on qualifie d’écoféministes, sont trop divers, et trop déterminants, pour que des comparaisons soient possibles. Et puis, des femmes ont tôt revendiqué ce terme, tandis que d’autres ont pratiqué ou pensé des choses qu’il désigne sans pour autant déclarer appartenir à un quelconque mouvement. Ne pas se laisser réduire par une démarche scientifique traditionnelle qui voudrait tout mettre sur le même plan sans prendre en considération les vies et les circulations qui, forcément, complexifient l’histoire, voilà bien un signe de richesse !
Le second point fort de l’écoféminisme tient entier dans la tension que restitue subtilement le titre de l’ouvrage Être écoféministe. Théories et pratiques. Ou si l’être est bien singulier, le reste est pluriel. Alors, à défaut d’une cartographie, c’est à un voyage que Jeanne Burgart Goutal nous convie. Une exploration de plusieurs formes incarnées de constitution de liens entre des conditions de femmes et des considérations environnementales. La perspective adoptée est d’abord historique – herstorique : l’autrice distingue trois périodes, depuis les années 1970 et les premières utilisations du terme jusqu’à aujourd’hui et son réemploi de plus en plus large. Mais tout de suite, à ce découpage se superpose une perspective géographique : l’évolution des mobilisations et théorisations qui se revendiquaient de l’écoféminisme a été très différente entre l’Amérique du Nord et du Sud, de part et d’autre de l’Atlantique, et autour de l’océan Indien. À la lecture, on sent bien que ces chemins ont été maintes fois parcourus, que notre guide sait où elle nous mène : elle défriche où il faut, explique, commente, dévoile aussi habilement le paysage que la brindille, beaucoup d’exemples sont mobilisés, tous très habilement. Nous voilà moins perdu.e.s.
Après un interlude d’une intensité rare dans un ouvrage de sciences humaines, dont on ne dévoilera rien pour vous laisser en apprécier les effets, on part cette fois-ci un peu plus que métaphoriquement en exploration.
C’est que Jeanne Burgart Goutal, si elle est philosophe, est aussi baroudeuse et bonne conteuse. Alors elle fait un pas de plus dans la position très subjective qu’elle avait adoptée dès le départ, et nous raconte son parcours, d’une curiosité de chercheuse bien isolée et en manque de données au milieu des années 2000, jusqu’au centre Bija Vidyapeeth tenu par l’ONG Navdanya de la très médiatisée Vandana Shiva, en passant par Cantoyourte, « l’univers singulier » de Sylvie Barbe. Ce faisant, elle rend compte de ce qui s’y pratique (voire, de ce qui se dit qu’il s’y pratique, et de ce qu’elle y a réellement fait), elle partage ses étonnements et ses émotions, expose les contradictions qu’elle observe, et continue, comme elle le faisait brillamment en première partie, à relier toutes ces expériences aux voix auxquelles elles renvoient (496 notes de bas de pages, ça en fait des liens). Finalement, elle arrive à rendre intelligible – sans être dogmatique ! – l’irréductible complexité du militantisme : toujours embarqué dans des rapports de force mouvants et divers, toujours plus ou moins lié à des stratégies, toujours miroir de son temps.
Nous y sommes : ce livre est un jalon important dans le renouveau des pensées écoféministes en France. Non pas parce qu’il propose un manuel clé en mains pour « en être », et ainsi surfer sur la vague. Bien plus parce qu’il défait quantité de certitudes, déconstruit quantité de discours, et ouvre quantité de portes. Ce qui met dans de bien meilleures dispositions pour poursuivre les luttes.
Charlotte